Le Jardin Créole Urbain

réponse résiliante aux enjeux d’une société urbanisée en pleine transitions

Lors de mon cours en agriculture urbaine à l’hiver 2022, nous devions choisir un sujet d’Agriculture Urbaine (je l’abrègerai par AU dans cet article) à présenter au groupe. Encore marquée par mon séjour en Martinique l’année passée, j’ai éprouvé la curiosité et le besoin de me reconnecter avec une part de cette culture (ma culture) grâce à ce travail. Mon choix s’est porté sur le jardin créole, pratique ancestrale aujourd’hui pleinement intégrée au contexte urbain comme nous allons le voir dans cet article.

L’étude sur laquelle j’ai basé mon travail a été réalisée par Jean-Valéry Marc (1), docteur en géographie, chargé d’enseignement dans des universités martiniquaise et guadeloupéenne et également conférencier. Les propos présentés dans mon article de blog sont basés sur mon analyse du travail de Marc ainsi que sur ma revue de la littérature sur le sujet du jardin créole – en Martinique et ailleurs.

 

La Martinique, île de l’Arc Caraïbéen et département français d’Amérique (DAF), a muté rapidement vers la modernité et vers une tertiairisation – urbanisation. Ses sociétés sont entrées dans l’ère de la consommation de masse (2). De 1954 à 1969, la capitale administrative, Fort-de-France, a vu son nombre d’habitants croître de +67%. Les phénomènes d’urbanisation et d’inégalités spatiales entre campagnes – agglomérations sont très présents.

Le domaine agricole est quant à lui en forte mouvance. Si l’essentiel de la production agricole repose encore sur l’agriculture conventionnelle, d’autres types d’agricultures, plus respectueux de l’environnement se développent : l’agriculture biologique (AB), l’agriculture agro-écologique (AE), l’agriculture raisonnée (AR) et l’agriculture paysanne (3). Cette dernière fait partie des « autres formes d’agriculture » offrant une alternative sans certification ni charte (donc potentiellement moins de freins à l’entrée et ainsi être plus inclusive pour les moyens et petits producteurs) au système conventionnel. L’un de ses exemples pratiqué en Martinique est le jardin créole.

Petite Histoire du jardin créole

Le jardin créole est appelé ainsi parce que caractéristique d’un mode cultural et culturel hérité des époques précoloniale et coloniale.

Les jardins de subsistance existaient avant l’arrivée des peuples européens et africains. L’ensemble moderne est le produit de la créolisation, du mélange des cultures agricoles des premiers habitants de la Martinique, des Européens et des Africains et de l’adaptation aux contraintes rencontrées localement.

Pendant l’esclavage, la présence de ces jardins tient à la volonté du propriétaire de la plantation d’octroyer des parcelles de terrains aux populations asservies. Au XVIIIème, la pratique se généralise. Selon les auteurs, le jardin à cette époque à plusieurs usages : se nourrir, résister (à travers la culture de ses propres produits, l’échange, le troc ou le commerce, l’Homme avait une activité non-assujettie à sa condition d’esclave ) et exister (la possession d’un jardin permettait de redéfinir le soi bafoué par l’esclavagisme).

Au siècle suivant, l’abolition de l’esclavage va de paire avec la distribution de terres vacantes aux nouveaux affranchis. Ils deviennent propriétaires de leur parcelle et paysans. C’est d’ailleurs à cette époque-là que naissent de nombreuses pratiques rurales encore pratiquées de nos jours. Des petites et moyennes exploitations agricoles se lancent dans l’élevage, la culture maraîchère, de la banane ou de la canne à sucre. La culture du jardin créole autour de l’habitation reste elle immuable.

Dans les années 50, la Martinique connaît une crise agricole sans précédent. Les villes, dont Fort-de-France, offrent alors une alternative au monde rural et la promesse d’un avenir meilleur avec de l’emploi dans le secteur tertiaire. À cette période, le nombre d’habitants augmente de manière exponentielle, une urbanisation sans économie urbaine (1). Ces nouveaux habitants, anciens-ruraux, installent avec eux leurs pratiques rurales dont le jardin créole.

 

Contexte historique du jardin créole

Les populations s’adaptent, ou du moins cherchent à s’adapter, aux problématiques auxquelles elles font face en ville : insécurité alimentaire, dégradation des conditions de santé — physique et mentale, hausse des prix des produits de première nécessité pour la plupart importés, déprise agricole, mauvaise santé des sols et de l’écosystème terrestre et marin, méfiance envers les politiques publiques, perte identitaire, etc.

LE jardin Créole : signification et usages

Revenons à la base : qu’est-ce qu’un jardin ? Le jardin est un espace clos où plantes et arbres utilitaires et ornementaux sont cultivés. Le jardin créole est un mélange d’horticulture et d’agroforesterie, d’arbres, d’arbustes, d’herbes vivaces et annuelles, en un fouillis végétal organisé au sein de cet espace clos.

Le jardin est un espace de construction des identités – individuelles, collectives, créoles. En effet, il permet la construction de soi dans sa relation à l’Autre par la fabrication d’un territoire propre qui nous appartient, nous ressemble et peut nous identifier ou nous différencier d’un voisin. Il est le lieu signification sociale important, qui plus est dans le contexte urbain.

L’organisation spatiale du jardin créole se fait selon les usages des plantes qui vont le composer et suit le cheminement logique de l’entrée à l’arrière-cour. En façade on trouve les plantes ornementales et plantes dites « magiques ». Les plantes médicinales sont plantées proches de la case, à l’abri du soleil. Un peu plus à l’écart on trouve les épices et les plantes maraîchères. Derrière l’habitation se situent les plantes vivrières et les arbres.

Le jardin créole se compose de 4 catégories de plantations : les plantes médicinales, les plantes alimentaires, les épices et autres plantes maraîchères et les arbres fruitiers. Cet ensemble peut être complété par les plantes de protection (les plantes dites « magiques » que l’on retrouve en façade ; elles protègent, selon les croyances, contre les mauvaises énergies des personnes étrangères qui s’introduisent chez le propriétaire du jardin) et les plantes esthétiques – dont l’usage est uniquement ornemental (4).

 

Composition botanique du jardin créole

Les plantes médicinales sont utilisées pour la pharmacopée domestique quotidienne ou occasionnelle. Les plantes alimentaires contribuent à une alimentation équilibrée grâce aux féculents. Les épices et autres plantes maraîchères viennent assaisonner, parfumer et relever les plats. Les arbres et leurs fruits fournissent un apport en énergie et en vitamines.

Le jardin créole urbain peut comprendre une ou plusieurs de ses catégories. En effet, même si la diversité agronomique du jardin créole est en grande partie ce qui fait sa renommée dans les pratiques agricoles durables, c’est plus l’intention (identitaire, alimentaire, culturelle) et l’attention apportées par son propriétaire qui en font un jardin créole.

Jardin créole d’une habitation à Grand’Rivière

 

Le contexte urbain

La ville de Fort-de-France présente un véritable caractère urbain à travers ses paysages, ses fonctions et son organisation. Cela n’a pas empêché ses habitants d’y introduire et faire vivre le végétal dans les jardins de leurs habitations – quelque soit la forme dudit jardin. Chaque propriétaire marque de son identité et de sa créativité le jardin créole urbain.


Il peut s’agir d’une petite parcelle de terre, d’un balcon, d’un toit, du rebord d’une fenêtre, d’une arrière-cour ou d’un jardin intérieur et hors-sol. Certains prennent les formes les plus rudimentaires imaginables (Marc, 2011) : boîtes de conserves récupérées, vieilles bassines, pneus, etc. On trouve aussi des plantations dans les parterres aux pieds des immeubles pour ceux qui ne bénéficient pas d’espace privé. L’étude des jardins créoles est complexe car les formes sont si diverses qu’il est difficile de les dénombrer exactement.

Une représentation des disparités sociales

La composition du jardin permet selon l’auteur de faire une différenciation socio- spatial. La fonction du jardin à fort-de-France est différente selon le développement économique et social des quartiers dans lesquels le jardin est implanté. Selon Marc, la loi d’Engel s’applique à la composition botanique du jardin créole urbain. Le jardin est un « revenu vert » et « plus une famille, un individu sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leur jardin qui sera consacré à la satisfaction de besoins urgents. Inversement la part des plantes ornementales dans la composition botanique du jardin augmente lorsque le revenu s’accroît ». Ainsi, dans les quartiers plus aisés de Didier, Bellevue et Redoute le pourcentage moyen de plantes nourricières est moins élevé que celui des plantes ornementales.

 

Jardins à tendance ornementale dans une zone résidentielle (quartier Didier–Fort-de-France) – (Marc, 2012)

Ériger le jardin créole en patrimoine, une nécessité pour la transition agricole et alimentaire ?

Système d’autoproduction alimentaire ancestral, le jardin créole s’est adapté à la ville et est devenu jardin créole urbain. Il est, selon moi, une pratique d’AU complète dans le sens où elle intervient à plusieurs niveaux sur la société martiniquaise : urbanisme, sécurité alimentaire, environnement, interactions sociales, développement économique, etc. (5)

 

L’insertion du jardin créole urbain dans l’aménagement des villes et son rôle dans le système alimentaire. Adaptation de Duchemin et al., 2008.

C’est une réponse résiliante qui émane encore largement de la sphère civile et qui en mon sens trouve un juste milieu entre réponse alternative et ancrage dans le système. Quand je parle d’ancrage dans le système, je veux dire par là que c’est un système d’autoproduction alimentaire ancestral, qui ne vient pas en disruption totale des coutumes et modes de vie modernes. Au contraire, il apparaît comme un complément au système conventionnel qui permet justement de pallier aux enjeux économiques, sanitaires, culturels soulevés par de ce dernier.

La pratique mériterait d’être reconnue pour ses bénéfices culturels, sociaux, environnementaux, économiques, sanitaires et en termes d’urbanisme. Reconnue, patrimonialisée, structurée, elle pourrait être soutenue par les sphères privée et gouvernementale afin de lui donner les outils nécessaires pour devenir un système alimentaire alternatif aligné avec les enjeux auxquels la société martiniquaise et son alimentation font actuellement face.

De manière générale, c’est un exemple de pratique à développer pour contribuer à une transition alimentaire en accord avec les cultures alimentaires de la région caribéenne.

À titre personnel, j’ai eu la chance de constater sur place le rôle du jardin créole dans les habitudes alimentaires des martiniquais. Je dirais qu’à mes yeux sa richesse tient en deux points majeurs :

● la connaissance des personnes (en général, nos aînés) des plantes – leur teneur nutritionnelle, leurs propriétés – et des pratiques d’optimisation des cultures ;

● les échanges informels qui se créent grâce à la production des jardins créoles. Il n’est pas rare d’assister à du troc entre voisins de denrées issues des jardins ou de voir une famille confier à l’un de ses enfants, venu les visiter, une partie de sa récolte de la semaine pour qu’il l’emporte avec lui et cuisine des aliments cultivés avec soin.

 
Sources

  • (1) Marc, J.-V. (2011). Le jardin créole à Fort-de-France : stratégie de résistance face à la pauvreté ? VerBgO, 11(1).
  • (2) Audebert, C. (2011). Les AnBlles françaises à la croisée des chemins: de nouveaux enjeux de développement pour des sociétés en crise. Les Cahiers d’Outre-Mer, 64(256), 523–549. hTps://doi.org/10.4000/com.6409
  • (3) François, M., Moreau, R., & Sylvander, B. (Eds.) (2005). Agriculture biologique en MarBnique : Quelles perspecBves de développement ? IRD ÉdiBons. DOI : hTps://doi.org/10.4000/books.irdediBons.2746
  • (4) Benoît, C. (2020). Jardins d’esclaves/jardins bourgeois dans les zones sacrifiées des Amériques. Sens- Dessous, 26, 5-14. hTps://doi.org/10.3917/sdes.026.0005
  • (5) Duchemin, E.,Wegmuller, F. andLegault, A.-M. (2008) « Urban agriculture: mulB-dimensional tools for social development in poor neighbourhoods », Field Ac6ons Science Reports [Online], Vol. 1 | Online since 16 January 2009. URL : hTp://factsreports.revues.org/113
150 150 Angèle Eguienta